L'agriculture intensive : une hérésie économique qui appauvrit les agriculteurs
Dans le podcast "Le Tournant" de cette semaine, nous vous proposons une rencontre avec un économiste au profil très particulier. Il s’appelle Olivier Lefèbvre et dans sa vie précédente, il a dirigé la Bourse de Bruxelles. Aujourd’hui, il s’occupe d’une ferme qui pratique notamment le "maraîchage sur sol vivant" et qui teste de nouveaux modèles d’agriculture et de circuits courts. Deux vies bien différentes, au travers desquelles il a développé une vision critique de l’agriculture intensive telle que développée en Europe depuis les années 50.
Comment qualifieriez-vous l’agriculture conventionnelle intensive telle qu’on la pratique aujourd’hui en Europe ?
"Pour moi le problème vient de la conception même de ce modèle agricole qui remonte aux années 50 et à ce qu’on a appelé la 'révolution verte'. On a voulu appliquer à l’agriculture les mêmes recettes que ce qui avait fonctionné pour l’industrie. On a intensifié en capital, on a spécialisé les exploitations avec l’objectif d’atteindre des économies d’échelle… Mais le problème c’est qu’il y a deux différences majeures entre l’agriculture et l’industrie.
D’abord, l’agriculture c’est l’activité humaine qui a la plus grande interface avec le vivant. Or le vivant, il n’aime pas trop la monotonie, il n’aime pas trop la monoculture et quand on l’emmène dans cette voie, il s’appauvrit. Mais en plus, on a fait en agriculture quelque chose qui est hérétique d’un point de vue économique à savoir… Casser le capital productif."
C’est-à-dire ?
"C’est-à-dire que quand on détruit la qualité des terres et la vie du sol (par la mécanisation et par la chimie) quand on fait baisser le taux d’Humus, quand on laisse filer le limon dans les rivières et cætera… On érode le capital, on le transforme en flux de revenu. Et ça, on vous le dit au premier cours de management : il ne faut jamais faire ça, parce que ça conduit à la faillite !
Or c’est ce qu’on a fait en agriculture. Ça nous pose les gros problèmes environnementaux qu’on connaît aujourd’hui : une érosion des sols, une dégradation des eaux souterraines, une dégradation de la biodiversité… On est au bord de l’effondrement en la matière ! Juste pour donner un ordre de grandeur, on a tous appris à l’école que la Hesbaye était une terre extrêmement fertile. Aujourd’hui, la Hesbaye a perdu 70% de son humus ! C’est tout sauf marginal."
Donc l’agriculture conventionnelle intensive épuise son capital productif mais on a l’impression qu’elle épuise aussi les agriculteurs aujourd’hui…
"Oui et ça, c’est lié à la deuxième différence fondamentale entre l’agriculture et l’industrie. C’est que, ici, les agriculteurs, même les gros agriculteurs, sont des "têtes d’épingle" par rapport à leurs fournisseurs et à leurs clients, qui sont, dans les deux cas, des géants de l’industrie. Du coup, la capacité qu’ont les agriculteurs de pouvoir maîtriser leur prix est inexistante. Ils sont purement "price taker" comme on dit dans le jargon. Ils ne fixent pas leur prix, ils subissent leur prix.
J’ai regardé, sur une longue période, tous les indices d’intrants agricoles et les indices de produits agricoles… Sur 40 ans, les intrants agricoles ont augmenté de 3% par an, alors que les prix auxquels les agriculteurs peuvent vendre leurs produits n’ont augmenté, eux, que de 0,8% par an. Ça montre bien cet effet d’écrasement de la marge du producteur. On a donc un système économique qui appauvrît l’agriculteur."